Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre XV. La nature de l'univers sensible
Un aspect qui peut sembler particulièrement
platonicien dans le langage de Baha'u'llah se trouve d'une part, dans la distinction
classique qu'il établit entre un monde sensible et un monde intelligible, et
d'autre part dans son évocation de réalités non empiriques posant le problème
soit de l'existence d'Idées qui seraient alors des entités peuplant le monde
intelligible, soit l'existence d'un monde intermédiaire, que les philosophes
appellent "Monde imaginal", et où existeraient les archétypes des choses terrestres.
Nous avons rencontré beaucoup d'exemples du premier cas au Chapitre V avec notamment
le développement que nous avons consacré "au Monde Visible et de l'Invisible"
(Malakut al-gayb wa'l-shuhud).
Nous avons rencontré un exemple du second dans la Tablette de Varqa où Baha'u'llah
définit le Monde imaginal. Il faut cependant se garder de tirer des conclusions
hâtives de l'utilisation de ce vocabulaire.
Baha'u'llah, à l'instar de ce que faisaient les philosophes musulmans, reprend
le vocabulaire philosophique ancien en donnant de nouvelles significations aux
mots. Dans les pages qui vont suivre nous allons nous efforcer de cerner la
nature des "réalités" qui peuplent les mondes spirituels dans la métaphysique
de Baha'u'llah et nous examinerons ensuite les rapports que le Monde de l'Invisible
('ama) peut entretenir avec le monde physique.
XV.1. La nature première de l'univers
Baha'u'llah connaissait l'origine platonicienne de la théorie des Idées, mais
non seulement, il en accorde tout le crédit à Socrate, mais il lui donne une
définition qui a pour conséquence d'élargir considérablement les conceptions
exposées par Platon, et de les rapprocher non moins considérablement des vues
de la science moderne. Baha'u'llah écrit à propos de Socrate:
"Il est celui qui a perçu dans les choses une nature unique, équilibrée, et
compénétrante, ayant une ressemblance très proche avec l'esprit humain, et il
découvrit que cette nature est distincte de la substance des choses dans leur
forme raffinée. Il a eu des paroles particulières sur ce thème capital. "Si
tu interrogeais les sages mondains de cet âge sur ces conceptions, tu te rendrais
compte de leur incapacité à les saisir" (1).
Nul doute que dans les âges à venir ces quelques lignes appelleront de nombreux
commentaires. Baha'u'llah affirme que derrière les réalités sensibles, il existe
"une nature" ressemblant à l'esprit humain, donc intelligible, qui possède les
qualités qu'il énumère. Pour bien comprendre le texte, il nous faut maintenant
retourner à l'original arabe. Une traduction littérale du texte est simplement
impossible car les langues occidentales ne disposent pas d'un vocabulaire technique
équivalent.
Baha'u'llah dit que Socrate a reconnu "la nature" (avec l'article défini dans
l'origninal et non avec l'article indéfini comme dans la traduction anglaise).
Il décrit cette nature par trois qualificatifs qui sont: makhsùsa, nùdila et
mawsuf bi'l-ghabala. Makhsùsa signifie "particulière", "spéciale", "spécifique".
Le mot vient de la racine KHSS qui a des sens très étendus tournant autour de
"distinguer", "séparer du lot", "conférer", "assigner", etc... Le mot makhsus
a été adopté en persan avec la plupart des mots de sa famille dont khass qui
a le sens de "spécial", "propre", "noble", "élevé" et "pur". Notons également
le mot arabe Khassa qui a le sens de "propriété exclusive", "particularité",
"attribut", "essence", "nature intrinsèque".
Notre problème est de comprendre ici en quoi cette nature est "spéciale", ou
plutôt de cerner en quoi le mot makhsusa peut avoir un sens plus subtil que
le mot français. L'étude étymologique nous porte à entendre par "nature spéciale"
une nature dont les propriétés sont intrinsèques, c'est-à-dire propre à elle-même,
ne dépendant que d'elle-même (ou de sa cause première) à l'exclusion d'autres
réalités extérieures, non accidentelles; c'est-à-dire des propriétés qui sont
directement la manifestation de son essence.
Le second qualificatif est mu'atila, ce que le traducteur anglais a traduit
par "tempered", ce que nous rendrions en français par "tempéré" et "doux". Les
dictionnaires arabes donnent pour leur part "droit", "égal", "uni", "proportionné",
"symétrique", "harmonieux", "modéré", "tempéré", "doux" et "clément". Le mot
combine au moins deux concepts. Le premier est celui de "droit" et d'"uni".
Cela signifie que la nature en question est faite d'une substance (s'il est
permis d'utiliser le mot substance) simple, unie, dans laquelle on ne peut distinguer
ni forme ni partie. Le deuxième concept est celui d'équilibre. Le caractère
"uni" de la nature en question résulte de son mode d'existence qui est fondé
sur son équilibre interne auto-suffisant, d'où au deuxième degré, l'idée d'harmonie
et de symétrie qui amène à des considérations esthétiques.
Le troisième qualificatif est plus difficile à expliquer. "Mawsuf bi'l" signifie
"descriptible en terme de". Ghalaba peut être traduit par "supériorité", mais
signifie également le fait d'imposer sa domination. L'idée est ici que cette
nature s'insinue en toutes choses, ou que toutes choses dépendent d'elle.
Baha'u'llah apporte ensuite la précision que cette "nature" est distincte du
"corps subtil" (al-jasad al-jawwani). Il s'agit d'une allusion directe à la
doctrine des Ishraqiyyun qui croyaient que les réalités du Malakut étaient faites
d'un "jassad" (corps) plus subtil que la matière, mais dont l'existence n'était
néanmoins pas purement spirituelle. Il s'agissait en quelque sorte d'une substance
essentielle, si ce pléonasme est possible.
En disant cela, Baha'u'llah veut éviter tout risque de corporaliser cette nature.
Du même coup, on comprend mieux le mot "nature", qui est employé ici par défaut.
il ne s'agit pas d'une réalité (haqa'iq) parce que les réalités sont multiples
et que la seule réalité absolue (haqiqat) c'est Dieu (Haqq). Il ne s'agit pas
d'une essence (dhat) parce que l'essence se manifeste par des attributs. Il
ne s'agit pas non plus d'une substance (jawhar) et encore moins d'un corps ou
d'une matière. Nous sommes donc devant la réalité la plus essentielle de l'univers.
C'est la réalité qui se trouve au-delà de la matière sensible mais qui n'est
pas un être spirituel (comme le Verbe divin par exemple). Or cette nature est
comme l'esprit humain, elle se manifeste donc par des qualités intelligibles.
Nous nous trouvons donc bien à la jonction du monde intelligible et du monde
sensible. C'est sans doute le premier degré de la substantification et de la
coalescence (taqyid).
En lisant la description de Baha'u'llah, on ne peut s'empêcher de penser à la
théorie du vide quantique de la physique moderne. Celle-ci montre qu'au-delà
de la matière et de l'énergie, non seulement il existe des objets qui n'ont
qu'une existence virtuelle, mais que ces objets peuvent n'être que des fluctuations
de champs.
Ce texte sur la "nature" peut être rapprocher d'autres textes de Baha'u'llah
et d''Abdu'l-Baha sur l'éther et l'existence d'une réalité au-delà de la matière
qui n'aurait plus aucun attribut corporel et qui serait d'une nature semblable
à l'esprit humain. C'est cette nature semblable à l'esprit humain que Baha'u'llah
qualifie d'"éthérique", ce qui signifie simplement non corporel, dans un usage
que l'on retrouve d'ailleurs chez de nombreux philosophes de l'École d'Isfahan.
L'existence de l'éther qui fut formulée dans l'Antiquité a été totalement démentie
par la physique moderne.
Les physiciens du XVII au XIXe siècle postulaient que l'espace devait être rempli
d'un fluide subtil. L'existence de ce fluide subtil, plus subtil que l'air,
devait permettre la propagation de la lumière. La physique a montré qu'il n'existait
dans l'espace aucune substance subtile capable d'être appréhendée avec un appareil
de mesure, et l'éther a été rangé au musée des théories obsolètes avec le phlogistique
et bien d'autres. Ce n'est pas dans cette direction que nous devons chercher
l'éther dont parle Baha'u'llah.
Cependant, ainsi que nous venons de le rappeler en évoquant la théorie du vide
quantique, nous savons maintenant que le vide à l'état pur n'existe pas. Deux
faits s'y opposent.
Le premier c'est qu'une portion de vide est toujours une portion d'espace et
à l'espace sont associées un certain nombre de caractéristiques, tels la courbure
de l'espace et un nombre n de dimensions.
La deuxième raison tient à la propriété de certains objets quantiques de se
manifester là où auparavant il n'y avait rien de mesurable et au fait qui est
que le vide quantique peut être analysable en terme de champs. Finalement toutes
les particules peuvent être analysées comme une fluctuation de champs et une
localisation d'information. Ainsi pourrait s'entendre ce que dit 'Abd'ul-Baha,
lorsqu'il affirme que "la lumière est l'expression des vibrations de la matière
éthérée" (2).
'Abdul'-Baha dit que cette matière éthérée est une réalité intellectuelle (intelligible),
non sensible (3) et il ajoute d'ailleurs quelques
lignes plus loin que "la Nature, dans son essence est une réalité intellectuelle,
non sensible; comme l'esprit de l'homme est une réalité intellectuelle, non
sensible" (4).
XV.2. Réalités sensibles et réalités
intelligibles
Ceci nous invite à nous interroger sur la différence entre les réalités sensibles
et les réalités intelligibles. Or, curieusement, 'Abdu'l-Baha ne donne pas de
définition positive des réalités intelligibles. Il procède par exclusion en
affirmant qu'est intelligible tout ce qui n'est pas sensible. Les réalités sensibles
(mahsùs) sont celles sur lesquelles nos sens nous renseignent (5).
Il cite en exemple le soleil, le bruit, les parfums, les aliments, les saveurs,
la chaleur, le froid. Les réalités intelligibles (ma'qulih), elles, "n'ont pas
de formes extérieures, elles ne tiennent pas de place, elles ne tombent pas
sous les sens".
Il cite en exemple l'intelligence, l'amour, la matière éthérée, la Nature, l'esprit
de l'homme. Pour lui, la caractéristique principale des réalités intelligibles,
c'est qu'elles se trouvent au-delà du langage: "Si vous voulez expliquer ces
réalités intellectuelles (intelligibles), vous êtes forcés de recourir pour
vos explications à des formules sensibles"; par conséquent on ne peut parler
des choses intelligibles que dans un langage métaphorique:"Ainsi vous comparez
symboliquement le savoir à la lumière et l'ignorance à l'obscurité" (6).
Les réalités intelligibles ont deux propriétés principales. Elles échappent
au sens et elles sont au-delà du langage. Cette définition des réalités intelligibles
est très différente d'une définition platonicienne. En effet, pour Platon, les
réalités intelligibles échappent au sens, mais elles peuvent être comprises
par l'intelligence. L'intelligence seule, peut échapper à l'illusion sensorielle,
d'où sa supériorité.
C'est pour Platon, la base de la théorie des Idées, puisqu'il faut supposer
qu'il existe au-delà du monde perçu par les sens un monde purement intelligible.
Pour Platon, les idées qui peuplent ce monde intelligible sont des réalités
en soi qui deviennent des normes ou des types éternels des choses.
Dans la pensée d''Abdu'l-Baha, l'intelligence au sens de pouvoir raisonner,
ne se voit pas reconnaître la même efficacité parce qu'elle est trop dépendante
du langage. Il faut donc avoir recours à l'intuition qui est la capacité de
l'homme à appréhender directement certaines réalités sans avoir recours ni aux
représentations sensibles ni au langage.
Ici se pose le problème de certaines réalités qui participent aux deux modes,
intelligible et sensible. Ce problème n'est pas directement abordé par 'Abdu'l-Baha,
mais nous verrons qu'il est capital pour comprendre la nature des réalités imaginales.
Un exemple est celui des nombres. Les nombres sont à la fois des réalités sensibles
et des réalités intelligibles.
On peut dire qu'il est possible que le concept de chaque nombre soit né de l'expérience
empirique de l'homme. On peut imaginer que le concept du chiffre 3 soit né directement
de la perception de ce que un tas de trois pommes et un tas de trois cailloux
ont en commun. Cette expérience représente la réalité sensible du nombre. Mais
cela n'empêche pas que le nombre 3 a une existence indépendante de l'esprit
de l'homme puisqu'il est contenu dans l'architecture de l'univers.
Le problème devient plus complexe lorsqu'on imagine le cas d'objets mathématiques
ayant une complexité croissante. On comprend très bien que l'homme puisse avoir
une expérience empirique du chiffre 3 mais cela devient plus difficile de dégager
cette expérience à propos du nombre 1239, parce qu'on ne peut saisir empiriquement
par les sens ce qu'un tas de 1239 pommes et de 1239 cailloux ont en commun.
L'expérience empirique du nombre 3,141592653... est encore plus difficile à
imaginer tout comme les expressions mathématiques complexes, ou les formules
comme par exemple celles décrivant la fonction d'onde d'une particule.
On pourrait donc dire que le nombre p (PI) existe indépendamment de l'esprit
de l'homme comme la constante de Planck, et qu'il en va de même de toutes les
expressions mathématiques. Malheureusement, toutes les expressions mathématiques
ne sont pas inscrites dans l'univers. Des mathématiciens à l'esprit fertile
ont inventé toutes sortes de systèmes mathématiques mutuellement exclusifs qui
n'ont aucun rapport avec une quelconque réalité. On peut donc dire que tous
les objets mathématiques ont une existence indépendante de l'homme.
Si nous revenons à la définition d''Abdu'l-Baha des réalités intelligibles,
nous nous apercevons qu'elle englobe deux sortes de réalités, celles qui ont
une existence indépendante de l'homme et celles qui n'existent que dans l'esprit
humain. Il s'agit là d'une distinction fondamentale d'avec le platonisme classique.
Notes
(1) Tablets of Baha'u'llah, p. 146.
(2) Leçons de St Jean d'Acre, p. 167; Mufawadat,
p. 113. Le texte persan dit: "Anvar 'ibarat az tamavvajat-i maddiy-i athiriyyih
ast". Le Grand Dictionnaire Universel Larousse de 1872 définit l'éther de la
manière suivante: "une substance éminemment élastique et d'une densité excessivement
faible, qui serait répandue dans tout l'espace, même dans le vide le plus parfait,
et remplirait les pores qui séparent les molécules des corps pondérables. La
chaleur, la lumière, l'électricité ne seraient plus des substances, mais les
résultats des mouvements vibratoires particulièrement imprimés à ce fluide universel;
de même que le son n'est pas une matière mais un mouvement imprimé à la matière".
Le mot vient du grec aithêr qui a donné aether en latin et athir en arabe. La
racine du mot est indo-européenne et se retrouve dans le sanscrit idh, indh,
signifiant "enflammer", "brûler". Pour Anaxagore, l'éther était le principe
du feu. Platon en fera une substance plus subtile que l'air. Le concept d'éther
a joué un grand rôle dans la physique du XIXe siècle quand, sous l'influence
des expériences de Young et de Frénel, on a abandonné la théorie corpusculaire
de la lumière pour la théorie ondulatoire. On sait aujourd'hui que les photons
qui constituent la lumière ont un comportement qui peut être décrit à la fois
en terme d'ondes et de particules. La remarque d''Abdu'l-Baha est donc conforme
à la science de son temps. Cependant, la physique moderne a abandonné le concept
d'éther. Nous devons ici comprendre l'éther comme un principe philosophique
et non comme une entité physique, au même titre que les atomes de Démocrite
étaient des concepts avant tout philosophiques. De plus, il est possible de
réinterpréter ce concept philosophique de l'éther dans le cadre de la mécanique
des champs en considérant l'éther comme l'ensemble des propriétés du vide quantique.
La définition que donne 'Abdu'l-Baha de l'éther dans sa Lettre au Professeur
Auguste Forel est très différente de celle du Larousse de 1872. Alors que celui-ci
définit l'éther comme "une substance éminemment élastique", 'Abdu'l-Baha range
l'éther dans la catégorie des "énergies invisibles", "qui ne peuvent être vues
ni décelées" mais dont on peut constater l'effet tel que la diffusion des ondes.
(Lettre d''Abdu'l-Baha au professeur Auguste Forel, 2e éd., Bruxelles, 1968,
pp. 16 et 20). Cette définition semble comprendre l'éther comme une énergie
plus fondamentale que l'énergie qui compose les particules. peut-être y-a-t-il
moyen d'établir un parallèle avec les champs quantiques.
(3) Leçon, p. 94.
(4) ibid. p. 94
(5) ibid. p. 93.
(6) ibid. p. 95.