Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
Chapitre précédent
Retour au sommaire
Chapitre suivant
Chapitre 13. Quelques caractéristiques divines, l'humilité
de la servitude, le véritable état de la nature humaine
"La vie de
l'homme est d'essence divine, éternelle, non mortelle et charnelle. Ce qui rend
l'homme sublime, c'est d'atteindre à la connaissance de Dieu. Le bonheur de
l'homme réside dans le parfum de l'amour de Dieu. C'est la plus haute cime qu'il
puisse atteindre en ce monde"
Abdu'l-Baha ("Promulgation of Universal
Peace", page 180)
Je ne quittai guère Abdu'l-Baha durant les trois derniers jours qui précédèrent
son départ. Le froid de ce début de décembre me glaçait le coeur aussi bien
que le corps. Même alors, je ne pouvais encore déclarer sincèrement que j'acceptais
les préceptes fondamentaux de Baha'u'llah relatifs à son rang divin et à la
place qu'il occupait dans la longue lignée des prophètes ayant apporté une révélation.
Mais quant à la condition d'Abdu'l-Baha, il ne me restait plus aucun doute.
Pour définir cette condition, les amis qui l'entouraient employaient peut-être
d'autres termes que moi, mais cela importait peu. Il me suffisait de voir en
lui l'homme parfait et d'être prêt à sacrifier tous mes biens présents et futurs
pour me rapprocher de cette perfection.
S'il me produisait cette impression, ce n'est pas seulement parce que, dans
toutes les circonstances et les conditions de la vie journalière il ne m'avait
jamais déçu et que son courage, sa sagesse, sa douceur, son humilité et sa courtoisie
ne laissent rien à désirer. S'il n'y avait pas eu autre chose, j'aurais eu l'air
de me fier à mon propre jugement en matière de dogmes. Qui étais-je pour oser
décider s'il était sage ou non ? Pouvais-je, dans mon ignorance, en savoir quelque
chose et apprécier son rang à sa juste valeur, sauf en le comparant à moi-même
et aux autres hommes que j'avais connus ? A ce point de vue, aucun doute n'était
possible. Sa supériorité était évidente. Il s'élevait au sein de l'humanité
comme le Mont-Blanc au-dessus d'une plaine.
Mais je discernais autre chose encore de très subtil que les mots ne peuvent
exprimer et que le lecteur attentif a dû remarquer ; il faut essayer de définir
cet élément impondérable car en cela, justement, réside le secret de son pouvoir.
Une de ces particularités à la fois séduisante et suggestive était ce rire qui
fusait quand on abordait les questions traitées habituellement avec le plus
grand sérieux. Par exemple, le dernier jour qu'il passa à New-York, j'eus avec
lui un entretien final. Je lui disais adieu et mon coeur était plein de tristesse.
Timidement, je lui exprimai mon chagrin de le voir partir et de penser qu'en
toute probabilité je ne le reverrais jamais plus. Nous étions debout. C'était
vraiment l'instant du dernier adieu. Abdu'l-Baha passa son bras autour de mes
épaules et m'accompagna jusqu'à la porte en me disant que, dans tous les mondes
de Dieu, je serais avec lui. Et puis il se mit à rire, d'un rire franc et sonore
et moi, les yeux aveuglés de larmes, je me demandais : "Pourquoi rit-il ?".
Néanmoins, ces mots, et plus encore le ton dont ils furent prononcés, et ce
rire joyeux ont illuminé mon chemin durant toutes ces dernières années.
Une autre de ses caractéristiques, très frappante, était son silence. Parmi
les gens avec lesquels j'étais en relation sociale ou intellectuelle, le silence
était considéré comme une chose impardonnable ou peu s'en faut. Dans ce domaine,
chaque étudiant avait sa "ligne" particulière de même que les docteurs,
avocats, ecclésiastiques, hommes d'Etat : chez tous, une prompte répartie, un
mot d'esprit, une remarque avisée, un sourire connaisseur étaient monnaie courante.
Chacun suivait sa "ligne" et leur réputation dépendait en grande partie
du brio avec lequel ils s'exprimaient en toutes circonstances. L'attitude d'Abdu'l-Baha,
au cours d'une conversation, d'une interview ou dans n'importe quelle autre
occasion, était bien différente. Quand on lui posait une question, il répondait
d'abord par le silence, du moins par un silence extérieur. Il encourageait son
interlocuteur à parler et se bornait à l'écouter. On ne lui voyait jamais cette
tension impatiente et cette hâte fébrile si fréquentes chez les auditeurs qui
tiennent leur réponse toute prête en guettant seulement l'instant où ils pourront
la placer.
J'ai entendu dire de certaines personnes qu'elles "savent écouter", mais
je n'avais jamais imaginé qu'on pût le faire aussi bien qu'Abdu'l-Baha. Il ne
se contentait pas d'enregistrer avec sympathie ce qu'il entendait. Les deux
individualités semblaient n'en plus faire qu'une, comme s'il se fût identifié
à son interlocuteur au point de rendre superflue toute réponse verbale. Pendant
que j'écris, je me souviens des paroles de Baha'u'llah : "Quand le serviteur
sincère m'appelle dans sa prière, je deviens l'oreille même avec laquelle il
entend ma réponse" ("Les Sept Vallées", Baha'u'llah)
C'était bien cela ! Abdu'l-Baha paraissait écouter avec mes propres oreilles.
Vous voyez ce que je veux dire quand je parle d'essayer de décrire l'indescriptible.
Tout ceci peut paraître au lecteur de la pure fantaisie. D'autres que moi peuvent
ne pas avoir eu la même impression en approchant le Maître, mais ce trait caractéristique
et invariable chez Abdu'l-Baha demeure un de mes souvenirs les plus vivaces
et a souvent fait l'objet de mes méditations.
Et lorsque son interlocuteur, encouragé par sa sympathie, lui avait dit tout
ce qu'il avait sur le coeur, alors Abdu'l-Baha se taisait encore pendant un
instant. Le flot des explications et des conseils ne déferlait pas aussitôt.
Parfois, il fermait un moment les yeux, comme pour chercher une inspiration
supérieure. D'autre fois, il vous sondait l'âme avec un sourire d'amour et de
compréhension qui attendrissait.
Et quand enfin il se mettait à parler, cette voix aux modulations sonores et
musicales prononçait des paroles tellement inattendues et qui semblaient même
si étrangères au sujet traité, que l'interlocuteur était d'abord quelque peu
déconcerté. Mais toujours, quant à moi du moins, un apaisement se produisait
ensuite et la compréhension atteignait des régions plus profondes que celles
de l'intelligence. Voici encore une particularité parmi beaucoup d'autres qui
affluent dans mon souvenir. Je veux parler de la clairvoyance avec laquelle
Abdu'l-Baha pénétrait au coeur même du problème discuté. Ceci se traduisait
quelquefois par une histoire racontée avec tant d'esprit mêlé à tant de sagesse
qu'on ne savait pas, en l'écoutant, s'il fallait rire, pleurer ou demeurer frappé
de respect et d'admiration.
Etant au lac Mohonk, où il parla aux membres de la Conférence internationale
de la paix, Abdu'l-Baha se promenait un matin avec des amis, quand il rencontra
un groupe de jeunes gens. Après les avoir salués de quelques mots aimables,
il proposa de leur conter une histoire orientale : "Un jour", dit-il,
"les rats et les souris voulant faire la paix avec le chat, tinrent un important
conseil. Après une longue et chaude discussion, ils décidèrent que la meilleure
chose à faire serait d'attacher une clochette au cou du chat pour que rats et
souris, ainsi avertis de ses mouvements, pussent se sauver à son approche.
Le projet paraissait excellent, mais une question se posa bientôt : qui se chargerait
de la dangereuse mission d'attacher la clochette au cou du chat ? Aucun des
rats n'en avait envie et les souris se jugeaient vraiment trop faibles. La conférence
se termina donc dans la confusion".
Tout le monde se mit à rire ainsi qu'Abdu'l-Baha lui-même. Après une courte
pause, il ajouta que cela ressemblait fort à nos conférences de paix. Beaucoup
de paroles, mais il est peu probable qu'on aborde la question de savoir qui
attachera la clochette au cou du tsar de Russie, de l'empereur d'Allemagne,
du président de la République Française, et de l'empereur du Japon.
Les visages avaient pris maintenant une expression plus grave. Abdu'l-Baha se
mit de nouveau à rire : "Il y a la main de Dieu", dit-il, "qui réduira
leur puissance en miettes".
Considérée à la lumière des événements mondiaux de ces vingt-cinq dernières
années, cette anecdote illustre, quoique faiblement, ce trait caractéristique
d'Abdu'l-Baha dont je parlais plus haut. Il s'adressait alors à un groupe de
joyeux jeunes gens qui venaient d'entendre les éloquents appels à la paix mondiale,
proférés par des hommes de bonne volonté, mais sans pouvoir. Abdu'l-Baha avait
été assez perspicace pour discerner le noeud même du problème, en montrant qu'on
discutait à peine le moyen d'attacher la clochette au cou du chat de la guerre,
et il avait résumé plaisamment le tout en racontant une petite fable ancienne
de l'Orient.
Deux ans plus tard, la guerre mondiale éclatait. Parmi les jeunes gens insouciants
qui, ce matin-là, riaient avec Abdu'l-Baha, il en est sans doute plusieurs qui
ont perdu la vie dans les Flandres ; en Allemagne, le seigneur de la guerre
a dû s'enfuir de son empire, ses rêves s'étant transformés en cauchemar ; le
torrent qui déferlait sur le monde a emporté des trônes qui se sont écroulés
comme des maisons chancelantes dans une crue printanière. C'était bien, en effet,
la main de Dieu !
Un des derniers jours, pendant que les amis s'assemblaient pour une réunion,
je causais avec Mahmoed, un ami persan. Non loin de là, le Maître s'entretenait
avec quelques personnes. J'étais absorbé comme d'habitude dans la contemplation
d'Abdu'l-Baha ; ses gestes, son sourire, toute sa rayonnante personnalité avaient
le don de me fasciner.
"Puis-je vous demander, me disait Mahmoed, si, du haut de la chaire, vous
parlez quelquefois de la cause de Baha'u'llah ?".
"Oui, répondis-je , pas aussi souvent que je le voudrais, mais je cite fréquemment
les écrits pour illustrer le sujet de mon sermon".
"Quand vous faites ces citations, dites-vous le nom de l'auteur ?"
"Certes, fis-je un peu surpris, je nomme naturellement l'autorité dont je
me réclame".
"Cela demande un certain courage. Est-ce que vous ne provoquez pas des critiques
?"
"Je n'avais pas considéré la chose à ce point de vue. Pourquoi faudrait-il
du courage pour parler de la vérité, quelle qu'en soit la source ? Nous ne vivons
pas au Moyen Age".
Mahmoed, s'approchant alors d'Abdu'l-Baha, lui dit quelques mots en persan.
Le Maître me sourit de loin en me lançant ce coup d'oeil pénétrant, indescriptible
et dont j'ai souvent parlé. Il fit observer que cela demandait beaucoup de courage.
Ceci se passait l'après-midi du 3 décembre, avenue du Parc, dans la maison d'une
dame qui, malgré l'opposition presque violente de son mari, avait consacré sa
vie à servir la foi depuis des années. Le mari, personnage influent, était allé
jusqu'à la faire examiner par des aliénistes. Quelques années plus tard, il
devint un adepte dévoué de la cause de Baha'u'llah. Quand le Maître prit la
parole, le grand salon était plein de monde. En quelques mots brefs mais saisissants,
il parla encore des qualités qui doivent caractériser les croyants.
"J'élève mes supplications vers le royaume d'Abha et demande en votre faveur
des bénédictions et des secours extraordinaires, afin que vos langues se délient,
que vos coeurs deviennent comme de purs miroirs inondés des rayons du Soleil
de Vérité ; afin que vos pensées s'épanouissent, que votre entendement soit
plus intense et que vous puissiez faire des progrès sur le plan de la perfection
humaine.
Tant que l'homme ne se perfectionnera pas lui-même, il ne pourra enseigner la
perfection aux autres. Si l'homme n'accède pas lui-même à la vie, il ne peut
la communiquer aux autres. S'il ne trouve pas la lumière, il ne peut la refléter.
Nous devons donc nous efforcer d'atteindre la perfection dans l'humanité, de
saisir la vie éternelle et de rechercher l'esprit divin, afin d'arriver ainsi
à donner et à insuffler la vie aux autres" ("Promulgation of Universal
Peace", pages453-454)
En écrivant ces mots, je me souviens de certaines conversations que j'eus avec
un des éditeurs d'une revue chrétienne "influente" et bien connue. Eloquent
apôtre du pacifisme international, il a beaucoup écrit et fait de nombreuses
conférences sur la situation mondiale. Je lui avais demandé une entrevue après
avoir lu un de ses livres, et au cours de notre entretien je mentionnai la maison
d'adoration des baha'is dont le dôme imposant était presque visible de l'endroit
où nous étions. Son attitude changea aussitôt.
"Si vous parlez de baha'isme, dit-il, je n'ai plus rien à dire".
"Avez-vous étudié ses préceptes ?, demandai-je, très étonné de cette étrange
réaction".
"Aucunement, et je n'ai pas le désir de le faire", répliqua-t-il. Puis,
sans attendre ma réponse, il ajouta "C'est peut-être un préjugé, et je reconnais
franchement que j'en ai à ce sujet".
"Comment, sans nous libérer des préjugés, arriverons-nous jamais à la paix
mondiale ?" dis-je en me levant pour prendre congé, car l'entrevue était
évidemment terminée.
"Jamais, dit-il en souriant mais d'une voix forte, jamais nous ne pourrons
nous libérer des préjugés. Ils sont enracinés dans la nature humaine".
Si je parle de cet incident insignifiant en lui-même, c'est pour mettre en relief
l'ineffable sagesse des paroles d'Abdu'l-Baha citées plus haut. Il ne nous présente
pas un idéal inaccessible ou mal défini mais nous indique un fait très simple
et facile à démontrer. Eclairés par ce fait, nous discernons tout de suite la
raison pour laquelle les verbeux apôtres de la paix universelle et de l'unité
religieuse font si peu de progrès réels vers leur idéal. Il est clair que les
préjugés, l'intérêt personnel et l'étroitesse de vues sont au fond de leurs
discours. Comment des coeurs, obscurcis par de telles brumes, peuvent-ils refléter
le Soleil de la Vérité ? Comment peuvent-ils insuffler la vie aux autres quand
ils n'ont eux-mêmes aucun désir sincère et désintéressé d'acquérir la vie ?
Le soir de ce même jour, Abdu'l-Baha traita de nouveau, brièvement, devant un
groupe d'amis baha'is, un sujet qui semblait lui tenir très à coeur et qui revenait
souvent sur ses lèvres en ces derniers jours : le rang auquel étaient appelés
ceux qui avaient accepté les préceptes de Baha'u'llah, rang qu'ils atteindraient
du seul fait de cette acceptation.
Je me souviens à ce propos d'une histoire racontée par un des amis qui avait
assisté à une réunion du comité exécutif de l'assemblée spirituelle de New-York.
On y avait invité Abdu'l-Baha. Après avoir écouté les délibérations pendant
environ une demi-heure, il se leva tranquillement pour partir.
A la porte, il s'arrêta un moment et considéra les visages tournés vers lui.
Après un instant de silence : "On m'avait annoncé," dit-il, "que cette
réunion était celle du comité exécutif "." Oui, Maître, répondit le président"."
Alors pourquoi ne mettez-vous pas vos projets à exécution ?"
C'est sur l'importance des actes qu'il insistait toujours, mais il leur demandait
une telle qualité et une telle pureté d'intention que ceux qui l'écoutaient
trouvaient impossible de les accomplir. Néanmoins, il n'y avait aucune faiblesse
dans le modèle : il montrait l'exemple. Cela, personne ne pouvait en douter.
Agissant comme un véritable guide, il n'engageait jamais ses disciples dans
une voie qu'il n'ait brillamment éclairée.
"J'ai proclamé devant vous la bonne nouvelle du royaume de Dieu, et je vous
ai expliqué quels sont les voeux de la Perfection Bénie. Je vous ai exposé ce
qui peut contribuer aux progrès de l'humanité et je vous ai montré l'humilité
de la servitude".
J'ai souligné à dessein ces derniers mots, parce qu'ils indiquent ce qui me
semble être l'essence même des enseignements d'Abdu'l-Baha.
Primo : l'exemple qu'il donnait constamment.
Secundo : son "humilité dans la servitude".
Cet esprit de servitude était le trait de caractère qui le distinguait. Il désirait
toujours être appelé Abdu'l-Baha, du nom même que Baha'u'llah lui avait donné
et qui signifie "Serviteur de la Gloire". Ceci implique l'importance
essentielle attribuée à cette qualité de serviteur dans la doctrine baha'ie.
On demanda un jour au Maître d'accepter la présidence d'honneur de l'assemblée
spirituelle nationale. "Abdu'l-Baha est un serviteur", répondit-il simplement.
"Je suis Abdu'l-Baha et rien de plus. Celui qui m'honore sous un autre nom
ne me fait pas plaisir. Je suis le serviteur de la Perfection Bénie et j'espère
que ma servitude sera agréée... Quiconque m'appelle d'un autre nom ne me fait
aucun plaisir. Abdu'l-Baha et rien de plus. Personne ne doit m'honorer sous
un autre nom qu'Abdu'l-Baha" ("Promulgation of Universal Peace",
page 456).
Et ailleurs :
"Le mystère des mystères de ces paroles, de ces textes et de ces lignes,
réside dans la servitude en la sainte présence de la Beauté d'Abha, dans l'effacement
et l'annihilation parfaite sur le seuil béni. Voilà mon brillant diadème et
ma glorieuse couronne. Ils me glorifieront dans le royaume céleste et dans le
royaume de ce monde. Orné de ces joyaux, je m'approcherai de la beauté parmi
ceux qui sont le plus près de Dieu, et nul n'a le droit d'interpréter ceci d'autre
façon".
Abdu'l-Baha déclare que les "rangs de l'existence sont limités à trois seulement
; le rang de serviteur, celui de prophète et celui de la Divinité" ("Les
Leçons de Saint-Jean d'Acre"). Cela revient à dire que les deux derniers
états étant inaccessibles à l'homme (sauf dans ce cas unique de l'oint du Seigneur
qui ne se produit que tous les mille ans environ), le seul état auquel l'homme
puisse aspirer est celui de servitude.
Bien que Jésus ait proclamé presque la même vérité, nous voyons ici, par le
fait, une conception entièrement neuve dont la doctrine de Baha'u'llah est l'origine
et que son auguste fils a mise en pratique dans chacun de ses actes et chacune
de ses paroles.
Il est donc nécessaire d'analyser ce mot de servitude et tout ce qu'il implique.
Que veut dire Abdu'l-Baha quand il parle de servitude ? Quelle raison a-t-il
d'affirmer, comme il le fait implicitement, que l'homme qui, à notre époque,
n'atteint pas cette condition perd le droit de s'appeler un homme ?
Quand Jésus a dit : "Que celui qui veut être le plus grand parmi vous soit
le serviteur de tous". "Les humbles seront les héritiers de la terre",
et quand il lava les pieds de ses disciples, que voulait-il montrer ? Qu'est-ce
qu'il tâchait de faire comprendre ?
Exactement la même chose qu'Abdu'l-Baha dans le passage cité plus haut. Et c'est
une vérité très simple et facile à démontrer.
Baha'u'llah dit :
"La condition de l'homme est élevée. Aujourd'hui est un grand jour et un
jour béni. Ce qui était caché au fond de la nature humaine est et sera révélé.
La condition de l'homme est élevée, s'il s'attache à la réalité et à la vérité
et s'il accomplit les commandements avec fermeté et persévérance. L'homme digne
de ce nom apparaît devant le Miséricordieux comme les astres du firmament ;
sa vue et son ouïe sont le soleil et la lune ; ses qualités brillantes et resplendissantes
les étoiles ; sa condition est la plus élevée ; les traces qu'il laisse contribuent
à élever le niveau de la vie humaine".
Et ailleurs il dit : "L'homme ne mérite pas d'être appelé de ce nom d'homme
tant qu'il ne sera pas imprégné des attributs du Miséricordieux".
Maintenant, il semble qu'une brise venant du monde de l'entendement et des explications
ait pénétré jusqu'à nous par une fenêtre largement ouverte ; car cette nouvelle
définition de l'homme (et qui est cependant éternellement la même) nous fait
mieux comprendre pourquoi Abdu'l-Baha glorifie l'état de servitude. La servitude
était pour lui, et est encore, l'unique voie conduisant à la grandeur. Et je
crois que Jésus faisait justement allusion à cette grandeur-là, celle de la
vraie nature humaine. Un des caractères distinctifs de la révélation de Baha'u'llah
est l'interprétation concrète qu'il donne des paroles de Jésus et le fait que
leur observance est incluse dans son système religieux.
"L'humilité de la servitude" était le "brillant diadème d'Abdu'l-Baha
et sa glorieuse couronne". Pourquoi ? Non, certes, parce qu'il désirait
être honoré et glorifié au-dessus des autres, ce qui serait tout l'opposé de
l'humilité, mais parce qu'ainsi seulement il pouvait indiquer aux autres le
chemin de la grandeur.
Il n'y a, au fond, que trois sortes de relations possibles entre les hommes
: la lutte, la coopération et le service. Ces trois mobiles d'activité se retrouvent
dans tous les domaines de la vie sociale : la famille, le commerce, l'éducation
et la politique. Ces trois éléments sont réunis en général, s'efforçant chacun
de dominer les autres, de manière souvent inconsciente. Parfois un ou deux seulement
se manifestent.
Prenons pour exemple la vie d'une famille dans la classe moyenne. Supposons
que nous trouvions là un père, une mère, trois ou quatre enfants et une servante.
L'élément de lutte existe toujours, même dans la famille la plus idéale. Ce
n'est pas forcément une lutte ouverte (bien que des différends surgissent souvent),
mais il y a toujours une agitation latente due à l'effort vers l'unité. Bien
entendu, nous trouvons aussi la coopération, qui est à la base de toute vie
de famille et empêche qu'elle ne se désagrège. Enfin, l'élément service est
représenté par la servante, mais se manifeste à des degrés divers chez tous
les membres de la famille.
Imaginons l'oiseau rare que serait une servante parfaite ; personnage purement
hypothétique, j'en conviens, mais qui illustre à merveille ce que je veux démontrer.
Elle est très capable, prépare les plats les plus délectables ; douée d'un bon
caractère, toujours contente et de bonne humeur, elle est docile et jamais ne
s'impose ni ne contredit. Elle fait preuve de sagesse et d'un robuste bon sens
qui lui permet de résoudre tous les problèmes, qu'il s'agisse du goût de son
"Maître" pour le café assez fort, ou du petit déjeuner que sa maîtresse
aime prendre au lit sans pour cela manquer le rendez-vous matinal à un comité,
soit encore qu'à la suite d'une excursion à l'office, le petit jean ait la colique
et désire le cacher à sa mère. Cette sagesse va si loin qu'elle comporte même
l'étude des nouvelles du jour et des fluctuations de la bourse, de sorte que,
tout naturellement, le père et la mère consultent la servante avant de préparer
un bulletin pour le club ou de faire un achat important.
Je me suis amusé parfois à évoquer par l'imagination quelle serait la vie quotidienne
d'une famille de ce genre. Inutile de chercher qui détiendrait le pouvoir et
serait dans la maisonnée le membre le plus important, le plus indispensable.
Quelle consternation provoquerait "Brigitte" ou "Marie" si elle
donnait son congé !
Voici un autre exemple : si l'épicerie du coin avait pris pour devise "le
service d'abord" et mettait cette devise constamment en pratique. Le service
avant le profit ; le service avant les coups d'oeil impatients vers la pendule,
le service avant aucune espèce de préoccupation personnelle. Après tout, bien
que l'hypothèse puisse paraître absurde, c'est exactement ainsi qu'un magasin
d'alimentation devrait être. Le bien-être et, dans certains cas, la vie même
de la communauté, n'en dépendent-ils pas ? Si le désir du gain l'emporte, il
en résulte des aliments avariés et malsains. La loi punit sévèrement semblables
infractions, mais si un esprit de pur service régnait dans la maison, de telles
lois deviendraient inutiles. Cependant, notre épicerie imaginaire, notre magasin
idéal et totalement absurde, est régi par cet esprit-là. Pour assurer un service
parfait, et dans le seul but de contribuer au bonheur, à la santé et au bien-être
de la communauté, le propriétaire et les employés ne reculent devant aucun sacrifice.
Ne peut-on se faire une idée de ce qui en résulterait forcément ? Le magasin
exercerait un pouvoir souverain sur la communauté. Sa renommée s'étendrait à
la ronde et la prospérité de ses affaires dépasserait toute imagination ; il
pourrait arriver que des hommes d'Etat vinssent consulter le propriétaire et
les gérants. Cette épicerie aurait atteint la grandeur.
Mais donnons encore plus libre cours à notre imagination. Supposons que le propriétaire
ait non seulement cet esprit de service, mais qu'il possède encore cette sagesse
et cet amour qui s'inspirent du Sermon sur la montagne. L'idée seule d'une telle
possibilité nous suffit. Un tel homme finirait par détenir un pouvoir égal ou
même supérieur à celui d'un roi.
Si, maintenant, le lecteur n'est pas excédé par ce tableau fantaisiste et tenté
de jeter le livre avec dégoût, qu'il veuille bien appliquer, en pensée, ce principe
au domaine de l'éducation (en admettant que maîtres, élèves et directeur fussent
animés d'un esprit semblable) et, de même, au commerce extérieur, à la politique,
aux relations internationales. Le bonheur, la prospérité, les bonnes conditions
et le bien-être général du genre humain n'en seraient-ils pas grandement améliorés
?
Mais notons ce point capital : notre hypothèse comporte l'apparition sur notre
planète d'un type d'humanité entièrement nouveau, tout au moins dans l'expérience
actuelle du monde ; car il ne l'est nullement si l'on pense à des hommes tels
que Confucius, Bouddha, Zoroastre, Moïse, Jésus et Muhammad. Ces hommes-là ont
toujours présenté cet idéal à l'humanité. Mais les préceptes de Baha'u'llah,
la vie et l'exemple d'Abdu'l-Baha mettent pour la première fois cet idéal au
premier plan et en font la base fondamentale d'un nouvel ordre mondial.
L'homme est appelé aujourd'hui à atteindre ce rang auquel il était destiné depuis
le "commencement des temps qui n'a pas eu de commencement". Baha'u'llah
l'exprime ainsi : "Nous avons créé tous les êtres du ciel et de la terre
d'après la nature de Dieu. Et celui qui avance vers cette Face (sa révélation)
apparaîtra dans l'état où il fut créé".
Voilà pourquoi Abdu'l-Baha a exalté à ce point l'état de servitude. Voilà pourquoi
il a fait entendre que si l'homme accepte une position inférieure à celle-là,
s'il fait passer ses propres intérêts avant le service d'autrui, il prend les
qualités de la nature animale et bestiale et se retranche lui-même du sein de
la véritable humanité. Et s'il en est ainsi, c'est que ce mot d'homme a pris
un autre sens. Le but indiqué dans le passé comme d'un accès possible doit maintenant
être atteint. Les rêves de l'homme, ses aspirations les plus sublimes doivent
se réaliser. Et le chemin qui mène à cette réalisation est celui du service
; son but est d'accéder à l'état de pure servitude.
"La douceur de la servitude est la nourriture de mon esprit". Ces paroles
du Maître révèlent la source de sa force.
La qualité de son service était bien supérieure à tout ce que mon imagination
fantaisiste a pu inventer dans les hypothèses qui précèdent. Elle pénétrait
plus avant et s'élevait à de plus hauts sommets. C'était une qualité inhérente
à son être le plus intime et qui se manifestait dans chacun de ses regards,
de ses gestes, de ses actions, j'allais presque dire chaque fois qu'il respirait.
La prière qui suit exprime sans équivoque la valeur divine qu'il attribuait
dans son coeur à cette qualité de servitude. Quiconque la lira, après s'être
dépouillé du voile de l'égocentrisme, aura un aperçu de la gloire réservée à
l'homme quand il saura discerner la vérité que ce voile dissimule à ses yeux
aveuglés.
"O mon Dieu ! O mon Dieu ! Je te demande de tout me pardonner et de ne retenir
en ma faveur que mon état de servitude devant ton seuil suprême. Je me dépouille
de tout ornement, sauf de celui de l'humiliation et de l'effacement devant ton
unité... Grâce à ta puissance, en vérité, la douceur de la servitude est la
nourriture de mon esprit. Le parfum de la servitude dilate ma poitrine, ranime
mon corps, réjouit mon coeur, illumine mes yeux, embaume mes narines ; je trouve
dans la servitude la guérison de tous mes maux, l'apaisement de ma soif, le
soulagement de ma peine.
Plonge-moi, ô mon Dieu, dans les flots mouvants de ce bienfaisant océan (de
la servitude). Permets que je boive de cette eau abondante et douce et que je
franchisse ce seuil de vertu. Fais-moi parvenir à cette condition louable ;
permets que je m'abreuve à cette coupe débordante d'eau vivifiante ; allume,
dans le cristal de mon coeur, cette lampe d'où rayonne une splendeur brillante
et lumineuse, et fortifie moi pour le service de ta cause, ô mon Seigneur, Dieu
clément !
Agrée ma servitude à la cour de ta sainte unité, ô Toi qui t'es manifesté sur
le mont Sinaï. Aide-moi à demeurer dans cette condition, ô Toi, Pouvoir de la
manifestation. Aide-moi à soutenir ta cause à l'Orient et à l'Occident de la
terre, ô Toi, le Maître du jour de la résurrection. Au nom du Livre que Tu as
écrit, de tes écrits disséminés, de ton mystère caché et de tes fermes proclamations,
je te demande de permettre que je persévère dans ma servitude auprès de Toi,
ô mon Seigneur, Toi qui pardonnes !
En vérité, Tu es Tout-Puissant pour accomplir ce que Tu désires, et Tu es véritablement
le Miséricordieux, le Compatissant".